Aujourd'hui, nous donnons la parole à Liuba Papeo, une neuropsychologue cognitive financée par l'ERC. À première vue, ses recherches ne sont pas liées à la crise actuelle du coronavirus. Mais, comme elle l'explique dans ce témoignage très personnel, son travail - et celui de ses nombreux collègues financés par l'ERC - pourrait en fait s'avérer essentiel pour nous aider à relever les défis de demain.
Le 13 mars, l'institut qui héberge mon équipe de recherche a fermé en réponse à la propagation du COVID-19 en France. Étant italienne, avec une famille déjà confinée à Milan, je pensais que j'étais préparée. Je ne l’étais pas. Surtout, je n'étais pas prête à remettre en question mes priorités et à admettre que, dans une telle crise, beaucoup de choses qui avaient jusqu'à présent rempli ma vie quotidienne pouvaient être laissées de côté; même celles que j'estimais les plus nécessaires, comme la réalisation de mes expériences sur le cerveau humain et la cognition.
Les membres de mon équipe et moi avons décidé de nous concentrer sur l'analyse des données, la lecture et l'écriture, des activités que nous pourrions facilement faire à la maison. Dès les premiers jours du confinement, la détermination de mes collaborateurs a été touchante. Pour moi, cela a été un combat. Alors que les projets et les rapports de mon équipe continuaient de tomber régulièrement dans ma boîte mail, je me sentais comme la capitaine d'un navire en perdition qui doit maintenir l'humeur de l'équipage même si elle a perdu espoir. Accablée par l’actualité et la prolifération d'articles scientifiques ainsi que par des initiatives visant à promouvoir chacune des branches de la recherche liées au COVID, j'ai finalement commencé à remettre en question l'existence et la pertinence de mes recherches. Tout le monde s'est soudain tourné vers les scientifiques à la recherche d'explications et de solutions, et j'ai eu l'impression de n'avoir rien à dire ou à offrir.
Ce que je fais, en tant que neuropsychologue cognitive qui étudie la relation entre le cerveau et le comportement, se trouve souvent éloigné des choses du monde réel. J'étudie comment le cerveau humain traite les interactions sociales, mais d'une manière qui ne répond à aucune des questions évidentes, comme celle que ma mère pourrait se poser sur les êtres humains ou la socialité. Avec l'explosion de la crise du COVID-19, ce sentiment est devenu plus fort que jamais. Tout le monde s'est soudain tourné vers les scientifiques à la recherche d'explications et de solutions, et j'ai eu l'impression de n'avoir rien à dire ou à offrir.
Pour me sentir utile, j'ai répondu à un appel du CNRS, mon institution, pour accompagner mes collègues dans la recherche clinique liée aux COVID, en mettant à disposition mes compétences techniques et méthodologiques pour la collecte et l'analyse des données. J'ai répondu à un appel de la Royal Society Open Science pour participer à un examen rapide des rapports enregistrés dans tous les domaines liés au COVID-19. J'ai suivi un nouveau groupe créé au sein de la société des sciences cognitives qui traite des changements que nous, en tant que communauté, devrions rapidement mettre en œuvre pour répondre à la crise actuelle. J'étudie la façon dont les êtres humains perçoivent les autres et leurs interactions sociales; il doit bien y avoir un changement important à mesurer, si tout à coup la plus naturelle des activités humaines, l'interaction physique, devient problématique ! J'ai fait d'autres choses (plus ou moins significatives), y compris le lancement d'un projet sur certains aspects de la cognition qui pourraient être affectés par les circonstances actuelles. Après tout, j'étudie comment les êtres humains perçoivent les autres et leurs interactions sociales; il doit bien y avoir un changement important à mesurer, si tout à coup l'interaction physique, l'activité humaine la plus naturelle, devient problématique! La crise du COVID-19 affecte la santé des gens par l’action directe du virus sur les organes (peut-être y compris le cerveau), mais aussi par les changements brusques du style de vie et des relations sociales, entre autres.
Les virologues et les épidémiologistes ne peuvent pas tout affronter, et la psychologie et d'autres spécialités ont un rôle central à jouer dans toutes les phases de cette crise. Mais cela signifie-t-il que les recherches qui ne sont pas liées au COVID-19 devraient être interrompues? Devrais-je vraiment revoir mes projets en profondeur, pour laisser tout l'espace à la recherche liée aux COVID? Ma réponse est non: mes recherches doivent continuer et avec plus de dynamisme que jamais, même si, pour autant que je sache, elles n’ont rien à voir avec le COVID-19. Mes recherches doivent continuer, même si, pour autant que je sache, elles n’ont rien à voir avec le COVID-19.
En tant que scientifiques, nous avons le devoir, et les outils afin de photographier et replacer les événements actuels dans l'histoire de l'humanité. Cette tâche est nécessaire pour aujourd’hui et pour demain. Nous devons collecter autant d'informations que possible afin de trouver des solutions rapides et efficaces et limiter les dégâts grâce aux connaissances et aux nouvelles technologies; ensuite, nous devons analyser les faits, les compiler et transmettre leur mémoire afin que nous puissions être mieux préparés la prochaine fois. Dans chacun de ces domaines, le travail d’un scientifique consiste à analyser pour prévoir. Nous ne sommes pas très doués pour anticiper l'avenir, ou du moins nos besoins futurs.
Pourtant, nous devons reconnaître deux faits. Premièrement, nous ne sommes pas très doués pour anticiper l'avenir, ou du moins nos besoins futurs. Philip Tetlock, aujourd’hui professeur de psychologie à l'Université de Pennsylvanie, a passé 20 ans à étudier la capacité des individus à prédire les événements futurs. Il a montré que même les experts se trompent souvent dans leurs prédictions. L'histoire humaine en offre de nombreux exemples. En 1916, Charlie Chaplin pensait que le cinéma ne durerait pas parce que les gens voulaient aller au théâtre. En 1932, Albert Einstein pensait que l'énergie nucléaire était impossible à obtenir. En 2007, Steve Ballmer, ex-PDG de Microsoft, affirmé que l'iPhone n'avait aucune chance d'obtenir une part de marché significative.
L'évolution de la crise COVID-19 n'est peut-être qu'un autre exemple dramatique de ce phénomène. Il y a encore quelques semaines, il était courant, y compris parmi les scientifiques, de se référer à la recherche sur le cancer en tant « qu’étalon-or » d’une recherche utile. "Nous ne guérissons pas le cancer après tout!" Combien de fois n’avons-nous pas entendu ou prononcé cette phrase! Interrogés sur la maladie à traiter de la manière la plus urgente, très peu, en dehors peut-être de certains virologues, épidémiologistes et biologistes, auraient répondu les « infections respiratoires ». Combien de projets de recherche sur le vaccin anti-COVID ne se sont-ils vus refuser un financement au cours des dernières décennies! Et voilà où nous en sommes. Nous ne pouvons pas toujours connaître la portée et les conséquences d'une étude.
Deuxièmement, même lorsqu'il s'agit de nos propres recherches, nous ne pouvons pas toujours connaître la portée et les conséquences d'une étude. Nous savons maintenant que de simples habitudes ou comportements peuvent avoir des effets dramatiques sur le système immunitaire. Par exemple, la diminution et la mauvaise qualité des relations sociales sont des facteurs d’augmentation de la mortalité aussi importants que le tabagisme et la consommation d'alcool et encore plus importants que l'inactivité physique et l'obésité.
Le lien entre les relations sociales et le système immunitaire n'est pas évident et n'était certainement pas évident lorsque les sociologues ont commencé à aborder ce sujet. En effet, il a fallu plus de deux décennies à partir de la première observation en 1988 pour que ce lien soit soumis à une analyse systématique. Les programmes de recherche ne sont pas tous évalués en fonction de leur potentiel à sauver des vies. Mais, même si nous cédions à la vision la plus simpliste de la recherche scientifique et conviendrions que sauver des vies est le problème le plus important de tous, nous risquerions de laisser tomber des domaines de recherche qui, à long terme, pourraient conduire de manière inattendue à atteindre cet objectif.
Nous sommes mauvais pour prédire l'avenir; par conséquent, les programmes de recherche ne peuvent pas être guidés exclusivement par l'actualité et ce qui semble important et urgent, ici et maintenant. Cette leçon est inscrite dans l'action d'agences de financement de premier plan telles que le Conseil européen de la recherche. Pour aujourd’hui et pour demain, nous devons investir autant que nous pouvons dans la recherche liée aux COVID. Mais tous les autres domaines de recherches doivent rester vivants et dynamiques. Nous ne savons pas exactement à quoi ressemblera l'avenir. Nous ne savons pas exactement où ces recherches nous mèneront.
Le Dr Papeo travaille actuellement à l'Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod, au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et à l'Université Claude Bernard Lyon 1.
Liuba Papeo a reçu un Starting Grant en 2017.