Pourquoi l’Europe doit-elle investir dans la recherche et l’innovation à long terme dès maintenant

Monsieur le président de la Commission des budgets, cher Dr Van Overtveldt,
Mesdames les vice-présidentes, Messieurs les vice-présidents,
Distingués membres du Parlement européen, Mesdames et Messieurs,
Je suis très honoré que vous m'ayez invité, en tant que scientifique présidant le Conseil européen de la recherche (ERC), à vous parler aujourd'hui. M'offrir du temps est un privilège pour lequel je vous suis reconnaissant. Nous savons tous que nous vivons un moment critique pour l'avenir de l'Europe. Vous devez résoudre de nombreux problèmes urgents et vous travaillez jour et nuit pour obtenir le bon accord pour l'Europe. Après l'accord budgétaire historique conclu par les dirigeants nationaux en juillet, nous partageons la même profonde préoccupation concernant les coupes proposées dans la précipitation aux budgets des programmes européens tournés vers l'avenir parmi lesquels Horizon Europe consacré à la recherche et à l'innovation.
Dans son discours sur l'état de l'Union la semaine dernière, la présidente von der Leyen a présenté une vision convaincante et positive d'un avenir, qui sera ce que nous en ferons.L'économie européenne doit être relancée, les transitions verte et numérique dynamisées. La responsabilité de faire de l’Europe un lieu plus juste, plus résilient et durable pour les générations futures nous incombe, et vous incombe en particulier.
Je suis un Européen fier et engagé, et je veux passionnément travailler pour construire un tel avenir.
Je suis également un scientifique fier et engagé, et je suis absolument convaincu que les chercheurs peuvent apporter une contribution décisive à la concrétisation d’une telle vision. Et c'est pourquoi j’ai été choqué, et avec moi tant de membres de la communauté scientifique et au-delà, de découvrir ces coupes qui nous priveront des moyens d'apporter notre pleine contribution, alors qu’elle est essentielle.
Comme vous le savez, le budget d'Horizon Europe, couvrant la période 2021-2027, a été ramené en juillet à 76 milliards d'euros dans le Cadre Financier Pluri-annuel (CFP) aux prix de 2018, plus 5 milliards d'euros à prélever dans le nouveau fonds de relance.
Le budget actuel d'Horizon 2020 pour 2014-2020 est de 76 milliards d'euros aux prix de 2018. La prise en compte du départ du Royaume-Uni introduit l'illusion d'une augmentation car la valeur 2020 d'Horizon 2020 sans le Royaume-Uni est supérieure à 11 milliards d'euros. Ainsi, étant inférieur à 77 milliards d'euros, le budget du CFP d'Horizon Europe stagnerait au mieux pendant 7 ans, à un moment où tant en dépend.
Rappelons-nous pourquoi il est si important de financer la recherche et l'innovation au niveau de l'UE.
Le financement de la recherche de l'Union européenne est là pour réaliser ce qu'aucun pays ne pourrait réaliser seul. Voici quelques-uns de ses objectifs-clés : rassembler la bonne combinaison entre connaissances et capacités de tout le continent pour relever les défis majeurs ; offrir des possibilités d'acquérir et de diffuser des compétences et une expérience rarequi ne sont disponibles que dans des centres de recherche spécialisés ; grâce à une compétition à l'échelle de l'UE, créer la possibilité pour que les jeunes soient stimulés et reconnus comme les meilleurs d'Europe et pas seulement dans leur communauté locale. Et je pourrais en donner d’autres !
Le financement au niveau de l'UE permet de rassembler une masse critique de ressources publiques et privées pour rendre la recherche et l'industrie européennes plus compétitives, alors queles approches nationales ne le peuvent pas. Dans des domaines comme l'information quantique, c'est la clé. En termes simples, cela permet à nos chercheurs et à nos entreprises d'opérer à la même échelle que leurs homologues américains et chinois : c'est la valeur ajoutée du financement de l'UE.
Une telle échelle est nécessaire si nous voulons que l'Europe devienne le premier continent climatiquement neutre, réduise ses émissions de 55 %, le nouvel objectif ambitieux fixé par laprésidente von der Leyen la semaine dernière, ou devienne leader dans l'utilisation des données industrielles et de l’intelligence artificielle. Avec ces priorités au premier plan, cela ne semble certainement pas être le moment pour l'Europe deréduire ses investissements dans la recherche !
Pour parvenir à la souveraineté technologique, il faut créer une base de recherche encore plus résiliente et capable, en commençant par la science fondamentale, de développer de nouvelles technologies et des alternatives au niveau de l'UE. Sans cela, il ne peut y avoir ni autonomie ni leadership. Cela ne rend-il pas nécessaires plus de ressources ?
Les fonds de l'UE fournissent environ 20 % du financement parprojets disponible en Europe complétant ce qui est fourni au niveau national. La plupart des financements nationaux sont consacrés à des éléments essentiels tels que salaires, bâtiments et équipements. Le financement européen est essentiel pour ouvrir de nouveaux domaines de recherche. N'en avons-nous pas besoin de plus ?
Le secteur privé en Europe contribue en moyenne 2/3 de toutes les dépenses de recherche. Avec la crise sanitaire et économique en cours, beaucoup craignent que cet investissement ne diminue, obligeant le secteur public à intensifier ses efforts pour éviter un crash. Encore une raison de plus d'investir davantage au niveau de l'UE.
Certains peuvent être tentés de cibler le financement de la recherche de l'UE de manière plus sélective, comme les programmes de l'UE l'ont fait dans le passé, soutenant principalement la recherche appliquée ou industrielle. L'objectif était d'essayer d’être à la hauteur des États-Unis, puis du Japon et maintenant de la Chine en se limitant à certaines technologies ou à certains secteurs. Puis, en 2007, une UE plus créative a pris le risque de créer l’ERC. En finançant tous les domaines de recherche au niveau de l'UE dans une approche « bottom-up » stricte, ce nouveau programme a stimulé l'ambition des chercheurs et a permis à l'UE de se rapprocher beaucoup plus des États-Unis dans le nombre d'articles les plus cités, remettant en cause une domination de longue date.
Si l'Europe veut être leader, ses chercheurs doivent être les premiers à découvrir et développer les dernières connaissances. On ne peut pas être les leaders en développant uniquement des idées découvertes ailleurs. Et nos esprits les plus brillants ne se contenteront pas de se limiter à n'être que des imitateurs, et non des créateurs mus par leur curiosité.
Si l'Europe veut établir des partenariats plus équilibrés, elle ne peut pas s'appuyer uniquement sur des technologies développées par d'autres. Par conséquent, l’Europe ne peut pas se permettre d'investir moins, tout en affirmant qu'elle réalisera plus !
Lors de son lancement, l'ERC était considéré comme une expérience audacieuse. Même l’idée que l’UE devrait financer des chercheurs explorant des projets individuels a été contestée par certains.
Néanmoins, l’ERC a été lancé avec l’ambition très élevée de devenir la « Ligue des champions de la recherche en Europe », comme la chancelière Angela Merkel l’a exprimé lors du lancement de l’ERC lors de la dernière présidence allemande de l’UE. Une décennie plus tard, après avoir financé quelque 10 000 projets ambitieux soumis par des scientifiques de haut niveau, l'ERC a réalisé cet objectif !
En effet, l’ERC est devenu de facto la référence pan-européenne de la recherche utilisée par les institutions scientifiques et les pays. Il a permis d'élever le niveau, le dynamisme et la créativité de l'écosystème européen de la recherche. L'Europe a-t-elle moins d'ambition aujourd'hui qu'elle n'en avait en 2007 ?
Tout au long de l'histoire, les leaders technologiques de toute époque ont eu tendance à être à l'avant-garde dans tous les domaines. Se limiter à se spécialiser par secteur est une stratégie pour les seconds. Parce que la vérité est que la science avance comme un front : les avancées dans un domaine, parfois très théoriques, ouvrent des opportunités dans d'autres domaines, parfois inattendues. Les boursiers ERC ont donné de nombreux exemples de telles innovations disruptives dans les nouveaux matériaux, dans la distribution de médicaments, en microscopie, en cyber-sécurité, etc. La crise du coronavirus a été un excellent test de la justesse de la position consistant à faire confiance aux chercheur-es pour anticiper les crises : c’est ainsi que quelques 180 projets déjà financés par l’ERC à hauteur de 340 millions d'euros se sont avérés pertinents pour lutter contre la pandémie !
Trois exemples de grandes avancées ces dernières années:
Transports : le GPS n'a pas été développé pour nos véhicules personnels ; les véhicules électriques sont revenus grâce à des batteries améliorées ; les véhicules autonomes dépendent des progrès des capteurs et de l'IA ; de nombreuses solutions de micro-mobilité proviennent du nouveau monde des applications sur téléphone au sens large. Aucun n'aurait été financé par un programme de recherche spécifique sur les transports.
Matériaux : grâce à l'accès à l'échelle nanométrique, des matériaux entièrement nouveaux aux propriétés mécaniques et électriques étonnantes ont pu être conçus ; ils reposaient sur des progrès clés en chimie fondamentale liés à la compréhension de phénomènes quantiques ; les efforts massifs nécessaires pour mieux isoler nos maisons exigeront le développement de nouveaux secteurs industriels intégrant de telles percées.
Microscopie : des approches radicalement nouvelles se développent sur le terrain, conduisant à de nouvelles frontières dans la surveillance des maladies, mais aussi à la possibilité de créer un nouveau secteur industriel dont les produits devraient équiper nombre de nos hôpitaux pour améliorer leur efficacité et le service aux citoyens.
Bon nombre de nos problèmes les plus urgents sont d'ordre sociétal. Ces problèmes ne seront pas résolus par la seule technologie, et pourraient même être exacerbés par elle. Nous avons besoin de nouvelles idées pour aborder la façon dont les fausses informations se propagent, pour mieux comprendre comment les inégalités se développent, pour améliorer l'éducation, pour vivre et travailler durablement à l'avenir. Cela nécessite une meilleure compréhension de ces processus impliquant des spécialistes des sciences sociales et humaines ainsi que des modélisateurs.
Pour conclure, la communauté scientifique européenne peut apporter une énorme contribution à la réalisation des ambitions de l'Europe. Elle est prête, bien disposée et capable de le faire ! Ce que nous demandons, c'est que les moyens financiersadéquats soient fournis pour les 7 prochaines années. Le financement de la recherche de l'UE est vital en raison de sa valeur ajoutée unique, il permet à l'UE d'opérer à l'échelle nécessaire pour concurrencer les puissances mondiales. Horizon Europe propose une panoplie d'instruments : des clusters, des missions, un pilier innovation et des actions à l’initiative des chercheur-es telles que les actions Marie-Skłodowska-Curie et l'ERC. Il doit laisser suffisamment de place pour des visions à long terme. Trop se concentrer sur le court terme mettra en péril les futures graines d'innovation, nous privera de solutions inattendues et n'offrira pas de perspectives adéquates pour la prochaine génération de chercheur-es.
Nous savons que le nouveau Fonds de relance doit être mis en œuvre de toute urgence et efficacement. Mais, dans les semaines à venir, les dirigeants européens doivent trouver une voie à suivre pour disposer d’un programme-cadre européen cohérent avec les objectifs politiques ambitieux qu'ils ont proposés. Vous avez répété à plusieurs reprises que, pour être à la hauteur de son ambition justifiée, le budget d'Horizon Europe devrait atteindre 120 milliards d'euros, le minimum fixé par le rapport Lamy et le chiffre défendu par la Table ronde européenne de l'industrie. Seul ce niveau de budget peut rendre les objectifs crédibles. Une réévaluation est nécessaire de toute urgence.
Donner les moyens à une ambition est la base de la politique.
Je vous remercie pour votre attention.